La thermodynamique

Exorcisons le démon de Maxwell
Janvier 2024

Le démon de Maxwell pourrait-il contredire le second principe ? Ce dispositif hypothétique a fait couler beaucoup d'encre, et à chaque fois que l'on creuse, on finit par trouver que le démon consomme de l'énergie pour exécuter ses basses œuvres, et que cela est couteux en entropie. Mais on arrive assez bien à l'imiter, c'est très curieux.

L'expérience de pensée

Maxwell inventa en 1867 (et publia en 1871) qu'un être capable de manipuler une porte microscopique entre deux compartiments pourrait trier les molécules. Le démon regarde une molécule approcher, et décide s'il la laisse passer, et ça ne lui coute aucun travail (la porte est sans friction et sans masse).

démon de Maxwell

Ci-dessus, le démon s'arrange pour mettre les molécules toutes du même côté. Il aurait pu trier suivant la vitesse des molécules, laissant passer les rapides d'un côté et les lentes de l'autre. Après un moment, un côté contiendra les molécules rapides, chaudes, et de l'autre les molécules lentes, froides. Ce qui contredit le second principe.

On peut imaginer en variante deux types de molécules, et le démon ne laisse passer qu'une seule sorte de molécule. Cela permet de trier sans dépense d'énergie, par exemple extraire le gaz carbonique de l'air (ce serait pratique pour le réchauffement climatique...).

Et il existe plein de variantes. Se pose alors le problème de l'existence d'un tel démon.

Lorsque l'on y regarde de plus près, on se rend compte qu'il existe un problème "d'information".

En effet, le démon doit regarder la molécule pour évaluer sa vitesse ou son type. En fonction du résultat, alors il ouvre ou pas la porte. Et cela doit couter de l'énergie... Mais combien ? La thermodynamique répond que ce n'est pas nul, et que cela coute de l'entropie. A-t-elle raison ?

La valve de Smoluchowski

Proposée en 1912, la valve de Smoluchowski est une porte qui laisse passer les molécules dans un sens mais pas dans l'autre, sans dépenser de travail. Cela crée une différence de pression entre les deux côtés, que l'on utilise pour actionner un moteur, puis on recommence. C'est le démon de pression animation ci-dessus.

valve de Smoluchowski

L'intérêt ici est de faire "disparaître" le démon, aucune intelligence n'est requise.

La température de la valve est importante.

Si tout est thermalisé, alors les pressions s'équilibrent entre les deux côtés. Mais si on retire de la chaleur à la porte, alors cela réduit ses mouvements aléatoires et évite les ouvertures intempestives et les reflux de molécules.

Le moteur de Szilard

En 1929, Leo Szilard imagina un moteur utilisant une molécule unique et une seule source de chaleur.

  1. Une molécule de gaz est enfermée dans une chambre, en équilibre thermique avec les parois.
  2. On place une cloison dans la chambre, la molécule est forcément d'un côté.
  3. La cloison est en fait un piston, relié à un poids. La molécule frappe le piston, qui entraîne le poids : du travail est produit, la molécule perd de la vitesse ─elle refroidit
  4. La molécule récupère de la chaleur via les parois, on retire la cloison et on recommence.
moteur de Szilard
Mais si la molécule était à gauche ? Ah ben on met le poids à gauche !

Résultat des courses : nous avons un moteur cyclique qui produit du travail à partir d'une seule source de chaleur, ce qui contredit le second principe. Et en plus, cela semble entièrement automatisé.

Sauf qu'il existe une ruse : il faut savoir de quel côté se situe la molécule pour placer le poids à droite ou à gauche, suivant le résultat de la mesure ! Sinon, le hasard empêchera d'obtenir un travail positif. Il faut un démon = une mesure...

Szilard a posé les bases du problème à résoudre et le lien à trouver entre :

  • une mesure
  • une information
  • et l'entropie

Brillouin a montré que l'entropie minimale ajoutée lors de la mesure est de k ln 2 par particule, où k est la constante de Boltzmann. Il a trouvé cela en considérant qu'il faudrait un photon d'une longueur d'onde minimale pour dépasser l'incertitude de localisation.

En ce qui concerne l'information, il faut un mécanisme cyclique, et donc il faudra pouvoir effacer l'information, et on a montré qu'effacer un bit d'information coutait au moins kT ln 2 d'énergie à dissiper.

Pour être complet, une alternative propose qu'il se passe un phénomène quantique en lieu et place de cette dissipation : L’équivalence information-entropie, le démon de Maxwell et le paradoxe de l'information, Jean Argouarc'h.

On trouvera dans ce papier une explication détaillée du phénomène tel que vu par Brillouin et consort.

Mais cette histoire-là est suspecte car je pense qu'il y a confusion entre une mémoire bistable et l'interprétation de son contenu, l'effacement n'est pas une nouvelle écriture avec une valeur (soi-disant) aléatoire, idéalement il faudrait faire disparaitre totalement la mémoire, la placer dans son état métastable.

Sans démon

Voici une tentative d'amélioration du moteur de Szilard en éliminant le démon à l'aide d'un montage a priori astucieux.

moteur de Szilard sans démon

Après avoir inséré la cloison, il est inutile de choisir le côté pour mettre le poids. Les aimants vont se déplacer dans les solénoïdes, et le courant induit est redressé par le pont de diodes. Du coup, nul besoin de détecter de quel côté se situe la molécule.

Ça ne change rien au résultat. Le sens du courant est une information qui est perdue par le pont de diodes, et qui coute de l'énergie.

Cliquet brownien

Le cliquet brownien, roue à rochet ou cliquet Feynman-Smoluchowski, est une variante où le démon est remplacé par un cliquet :

cliquet Feynman-Smoluchowski

La roue dentée tourne librement, mais uniquement dans un sens grâce à un cliquet. Elle est reliée à une roue à aube plongée dans un fluide : le mouvement brownien tape dans tous les sens, mais le cliquet oblige la roue à tourner que dans un sens. Du coup, cela fournit un certain travail, qui élève un poids.

Ce qui viole le second principe, puisque nous n'avons qu'une seule source de chaleur, et en plus nous avons un mouvement perpétuel.

Feynman a démontré que ça ne marche pas car le mouvement brownien agit également sur le cliquet, et l'empêche de fonctionner correctement. Si les températures T1 et T2 sont égales, les échecs égalent les succès et il ne se passe rien.

Par contre, si T2 est inférieur à T1, ça se mettra à tourner, et dans l'autre sens si les températures sont inversées. Mais dans ce cas, nous avons une machine thermique à deux sources de chaleur...

Expériences

Pas mal d'expériences ont été tentées, dans divers domaines, c'est d'ailleurs assez fastidieux d'essayer de couvrir le sujet... En voici quelques-unes, et je ne prétends pas être exhaustif, loin de là.

Electronique

Paradoxe de Brillouin

Le paradoxe de Brillouin est transposition électronique utilisant une diode, qui est l'équivalent du cliquet pour les électrons, pour redresser les fluctuations thermiques que l'on observe dans une résistance.

paradoxe de Brillouin

Pour que ça marche un peu, il faut que la diode soit à une température inférieure à celle de la résistance.

Autres versions électroniques

Photonique

La version photonique du démon utilise deux faisceaux lumineux a priori identiques, provenant de la même source. Chaque faisceau est analysé au moyen d'une lame semi-réfléchissante et d'une photodiode APD rapide, l'autre partie est récupérée dans une photodiode en énergie. Suivant les intensités relatives mesurées, le système exploite la dissymétrie en échangeant ou pas l'orientation du courant pour charger un condensateur.

démon de Maxwell photonique

Quantique

Dans ce domaine, je vous souhaite bonne chance pour comprendre quelque chose. J'ai eu un mal fou à juste découvrir la mécanique quantique, alors...


  • [2017] Extracting Work from Quantum Measurement in Maxwell’s Demon Engines démon quantique Alexia Auffèves du CNRS et de l'Université Grenoble Alpes : « Dans le monde classique, la thermodynamique nous apprend à extraire l'énergie des fluctuations thermiques induites sur un grand système (comme un gaz ou de l'eau) en le couplant à une source chaude. Dans le monde quantique, les systèmes sont petits, et ils peuvent fluctuer, même s'ils ne sont pas chauds, mais simplement parce qu'ils sont mesurés. Dans notre papier, nous montrons qu'il est possible d'extraire de l'énergie de ces fluctuations véritablement quantiques, induite par la mesure quantique. »
  • [2017] Observing a quantum Maxwell demon at work Observing a quantum Maxwell demon at work
  • ...

Biologique

Au lieu de trier des molécules de gaz, le démon pourrait trier des molécules spécifiques, et c'est ce qui est réalisé au niveau des parois des cellules vivantes.

Dans ce cas, la source d'énergie est le potentiel chimique. Cela ressemble à un démon de Maxwell, le rôle est du même tonneau, mais il n'y a pas de violation du second principe.

démon de Maxwell biologique

Vous trouverez moult articles concernant le démon de Maxelle en biologie. L'approche est intéressante pour mieux analyser les considérations énergétiques, mais bon, rien de sensationnel.

Macroscopique

Des imitations ont été réalisées avec des billes sur un vibreur, jouant le rôle du gaz, et diverses astuces mécaniques.

demon macroscopique LPENSL

On pourra trouver d'autres expériences similaires dans le domaine macroscopique.


Il existe pas mal de tentatives pour essayer de contourner le second principe, mais c'est comme la recherche du mouvement perpétuel, toutes échouent.