Les rayons cosmiques
Le paradoxe GZK
La Terre est arrosée en permanence par les rayons cosmiques, des particules dont l'énergie peut atteindre des valeurs fantastiques —sauf que la théorie GZK indique que cela ne devrait pas arriver...
On avait déjà brièvement vu les rayons cosmiques dans les sources radioactives communes, mais cette fois, nous allons détailler cela.
Constitution du rayonnement cosmique
Si on met de côté les photons et les neutrinos, l'espace intersidéral est plutôt vide, quelques particules égarées genre 200 atomes d'hydrogène par litre, sans commune mesure avec les concentrations au niveau de la Terre, le nombre d'Avogadro 6.10²³ défini une mole, soit 12 grammes de carbone.
Mais on observe aussi des particules de haute énergie, avec des valeurs parfois extraordinaires. L'expérience AMS Alpha Magnetic Spectrometer sur la station spatiale internationale a permis de donner la répartition par noyau :
L'hydrogène, ou plutôt le proton domine largement (échelle logarithmique). Mais on trouve de tout, la répartition est différente de celle trouvée sur Terre pour certains éléments, par exemple le lithium, le béryllium et le bore.
Collisions avec notre atmosphère
Lorsqu'un rayon cosmique arrive au niveau de notre atmosphère, il entre en collision avec un noyau d'oxygène ou d'azote, ce qui crée de nouvelles particules qui vont également interagir, ce qui formera une gerbe, principalement des pions, qui vont se désintégrer en muons. Mais aussi pas mal d'autres particules et photons.

On comprend alors pourquoi on observe plus de radioactivité en altitude : l'air se raréfie, et moins de collisions se produisent.
Dès que vous faites un trajet en avion, alors vous vous prenez une dose de radioactivité nettement plus importante que d'habitude. Du genre 25 fois plus.
Je l'ai mesurée avec mon propre compteur Geiger.
Construire un détecteur de rayons cosmiques, ou plutôt des particules secondaires qui en sont issues, est à la portée de l'amateur, vous trouverez sur le web pas mal de propositions, les plus compliqués avec des détecteurs en coïncidence pour avoir une idée de la direction.
La durée de vie des muons a permis d'exhiber la dilation du temps en relativité restreinte.
Du coup, même avec sa demi-vie de 2 μs, il parcourt vivant (vu de notre fenêtre) les 30 km d'atmosphère à quasiment la vitesse de la lumière en une centaine de μs, car il interagit très peu avec la matière (mais un petit peu quand même, qu'on puisse le détecter).
Énergie des rayons cosmiques
Les rayons cosmiques sont étudiés depuis des lustres, et voici à quoi ressemble leur spectre d'énergie, autrement dit la quantité de particules en fonction de leur énergie ramenée au temps, à la surface et à leur direction :

Comme on pouvait s'y attendre, plus les rayons cosmiques sont énergétiques, plus ils sont rares, et la courbe est plutôt bien régulière à première vue.
Notez l'usage des logarithmes. Eh oui, le spectre est énorme ! Le flux varie de 32 ordres de grandeur (de 10-28 à 104) depuis un nombre très important de particules aux basses énergies (plusieurs centaines de particules par m² et par seconde) à une valeur ridiculement faible à mesurer, genre une particule par km² et par siècle.
En ce qui concerne les basses énergies, l'origine est notre Soleil comme on peut s'en douter. Mais pour les hautes ?
Records
Nos facétieux astrophysiciens ont donné des noms aux records enregistrés :
- 3,2×1020 eV : Oh-My-God par le détecteur Fly's Eye, le 15 juin 1991
- 2,44×1020 eV : Amaterasu (déesse japonaise du Soleil) le 27 mai 2021
1020 eV est l’énergie d’une balle de tennis lors d’un service à 150 km/h. Pour un seul et misérable proton. Le grand collisionneur d'hadrons du CERN est carrément ridicule... Cela devrait rassurer tous ceux qui s'inquiètent des expériences du CERN qui pourrait provoquer des catastrophes. Même pas, car ils sont complotistes.
- 91 GeV (109 eV) : collisionneur LEP (électron-positron), arrêté en 2000.
- 14 TeV (1012 eV) : l'actuel LHC, projette des protons à 7 TeV en collision
- 100 TeV (1012 eV) : objectif du futur collisionneur FCC-hh.
Même en projetant des atomes de plomb, on est loin des rayons cosmiques. Sauf que si vous creusez, alors vous vous heurterez au problème du référentiel de laboratoire et de la relativité restreinte, l'énergie de collision avec une particule au repos est bien moindre que ce que l'on pourrait croire.
Genou et cheville
Les pointilleux auront remarqué l'existence du genou et de la cheville, deux ruptures de pente pas si évidentes, et comme c'est illisible de cette manière, on a trouvé malin de multiplier par (environ) le cube de l'énergie, ce qui rend les choses plus accessibles :
On voit bien mieux les coudes du genou et de la cheville si on peut dire 😁
- [2012] Tkachev, Igor. (2012). Cosmic Rays. 013. 10.22323/1.134.0013.
Si la quasi-droite de la courbe précédente parait logique et facile à expliquer (la probabilité d'observer une particule énergétique diminue avec son énergie), expliquer ce qui se passe à très haute énergie est très délicat, les publications tendant d'éclaircir les choses sont pléthores, et en fait, il faut reconnaitre qu'on n'en sait rien.
Car non seulement les évènements sont rares, donc difficile de faire des statistiques, mais en plus on a regardé la provenance, ce qui a empiré les choses. Ajoutons que l'on a trouvé qu'il existe théoriquement une limite supérieure, et là, c'est le drame.
Carte galactique
Voici une carte du ciel indiquant la provenance des rayons cosmiques à haute énergie :
L'indication (dans le rouge) donne la position de l'excès de rayons cosmiques provenant de cette direction, alors que le cœur de notre galaxie est situé au milieu, à l'origine. Au moins on peut dire que ça ne vient pas de notre bulbe, qui est pourtant fort riche en évènements, à commencer par son trou noir supermassif. Et on va se gratter le bulbe pour expliquer ça...
On a pu au moins conclure, avec pas mal d'observations relativement récentes, que les rayons cosmiques de haute énergie ne provenaient pas tous de la Voie Lactée. C'est déjà ça.
Les explications seront dans tous les cas difficiles à soutenir car s'agissant de particules chargées, elles sont déviées par tous les champs magnétiques qu'elles traverseront, et que nous connaissons très mal, forcément, notre galaxie est immense, et c'est loin...
- [2017] Observation of a Large-scale Anisotropy in the Arrival Directions of Cosmic Rays above 8×1018 eV / Pierre Auger Collaboration (et il y a du monde !)
- [2018] Boulanger, Francois & als (2018). IMAGINE: A comprehensive view of the interstellar medium, Galactic magnetic fields and cosmic rays. 10.48550/arXiv.1805.02496. (beaucoup d'auteurs, en fait un consortium)
La limite GZK
Comme si ça ne suffisait pas, trois chercheurs ont démontré avec des arguments solides qu'il existait une limite à l'énergie d'un rayon cosmique (GZK-cutoff).
Le fond diffus cosmologique est une relique du Big Bang, un flux de photons qui apparut lorsque, 300 000 ans après le Big Bang, l'univers est devenu transparent. La température du fond cosmologique est d'un peu moins de 3 K.
Une particule énergétique d'une énergie supérieure à 5×1019 eV présente une probabilité importante d'interagir avec un photon du fond diffus. Il se crée alors un baryon qui se désintègre aussi sec en proton ou neutron + pion.
Kenneth Greisen, Vadim Kouzmine et Guéorgui Zatsépine ont alors déterminé qu'un rayon cosmique présentant une énergie supérieure à 1020 eV ne peut avoir parcouru une distance supérieure à 150 millions d’années-lumière.
Mais les résultats Agasa dépassent cette valeur !
Agasa, paradoxe GZK
Si on a observé la coupure GZK, on a également observé des rayons cosmiques dépassant la limite, ce qui n'est pas forcément contradictoire car cela veut dire que ceux-ci proviennent "de pas très loin", car 150 millions d'années-lumière, ça n'est pas beaucoup en regard de la taille de l'univers (on parle de milliards).
Il s'agit de l'expérience AGASA (Akeno Giant Air Shower Array).
On retrouvera ici la liste des évènements supérieurs à 4×1019 eV :
- [2000] Updated AGASA event list above 4×1019 eV / N. Hayashida & als.
Mais c'est bien plus compliqué qu'il n'y parait, car en observant la composition des rayons cosmiques en fonction de l'énergie (en mesurant la taille des gerbes), on constate que ce ne sont plus des protons mais plutôt des noyaux carbone-azote-oxygène.
Un article grand public plus détaillé et scientifique que ma modeste présentation :
- [2015] Les rayons cosmiques d’énergie extrême, l’une des grandes énigmes de l’astrophysique moderne / Olivier Deligny et Tiina Suomijärvi (Les reflets de la physique numéro 43 page 31 https://doi.org/10.1051/refdp/201543031)
Le saviez-vous ?
Astronautes
Les astronautes, depuis qu'on a marché sur la Lune, observent des flashes lumineux (phosphènes) certainement liés aux rayons cosmiques interagissant avec la rétine, genre un par minute.

- [2000] De la lumière plein les yeux (Pour la science)
- The
effects of cosmic rays on astronauts: the Light Flash phenomenon
Avec des photos des appareils utilisés pour comprendre la provenance.
Électronique
Nos mémoires électroniques sont de plus en plus petites, et donc de plus en plus susceptibles d'être perturbées par les particules issues des rayons cosmiques, qui génèrent des charges et peuvent retourner un bit mémoire. Je ne parle pas des satellites où c'est carrément très ennuyeux, et il y a alors intérêt à avoir des systèmes redondants afin de détecter ce genre d'incidents (SER soft-error rate, SEE single event effect/upset, bit-flip...).
Dans les années 1990, IBM avait observé 1 retournement de bit pour 256 MB par mois. Et cela empire avec la réduction de la taille des composants, et l'altitude, c'est gênant pour les avions, il faut durcir le fonctionnement des logiciels et introduire de la redondance dans les mémoires (ce qui est fait) pour au moins détecter qu'il y a eu un problème.
Il existe quelques observations plus ou moins célèbres comme l'erreur observée lors d'un vote en Belgique, une perturbation de pilote automatique d'avion, un évènement bizarre lors d'une partie de Mario, etc.
Les ordinateurs quantiques ne sont pas épargnés, forcément, vu la taille d'un qubit...
- [1979] Effect of cosmic rays on computer memories / J F Ziegler, W A Lanford
payant, surtout utile comme référence historique
Téléphone portable
La caméra de votre téléphone portable est devenue tellement sensible (parce que l'on veut une toute petite caméra avec plein de tout petits, petits pixels, alors il faut que le pixel soit super sensible) qu'elle peut détecter les rayons cosmiques, enfin plutôt les muons et les rayons gamma qui résultent de l'interaction avec notre atmosphère.
Taper "cosmic ray" dans votre fournisseur d'applications iPhone ou Android.
- [2023] The Practice of
Detecting Potential Cosmic Rays Using CMOS Cameras: Hardware and Algorithms / Tomasz Hachaj & Marcin Piekarczyk.
Ce papier fait le point sur ce sujet, on y trouvera quelques exemples de résultats. - [2016] Capturing cosmic rays with a digital camera
- [2016] Searching
for ultra-high energy cosmic rays with smartphones / Daniel Whiteson & als.
Crayfis sur Github pour les nerds, mais semble abandonné. - [2014] How to turn your Android phone into a cosmic ray detector
À côté de ça, on peut aussi faire des détecteurs de particules de manière plus classique.
Pyramides
Comme les muons interagissent assez peu avec la matière, ils la traversent facilement, et on s'est servi de cette propriété pour scanner les pyramides ou d'autres gros objets comme des volcans.
Teneur en eau du sol
On peut mesurer les niveaux d’humidité dans le sol grâce aux rayons cosmiques, avec un capteur adapté.
Ce sont les rayons cosmiques qui fournissent les neutrons qui sont détectés au-dessus et dans le sol, la différence donne une indication sur la teneur en eau, car les neutrons rapides sont ralentis par l'hydrogène.
Sur le même principe, on peut aussi s'en servir pour détecter les fuites d'eau dans le réseau.
Nuages
L'expérience CLOUD du Cern avait pour but de déterminer s'il existait un lien entre la formation des nuages et les rayons cosmiques.
Les gouttes d'eau se forment autour d'un noyau de nucléation (une poussière si vous voulez), ce que les rayons cosmiques pourraient éventuellement engendrer. Je n'ai pas entendu parler de résultat à ce propos, par contre le site indique une découverte à propos des gaz émis par les arbres.
Géolocalisation
Les muons issus des rayons cosmiques se déplacent en ligne droite (jusqu'à une nouvelle interaction), et en multipliant les capteurs, et en chronométrant les temps de propagation (il faut des horloges précises, synchronisées), on peut réaliser de la géolocalisation dans des endroits inaccessibles par le GPS, sous terre par exemple.
Ce procédé, MuWNS, a été sélectionné comme une des meilleures inventions de l'année 2023 par TIME. Impressive !
- Wireless muometric navigation system / Hiroyuki K. M. Tanaka (Nature)
- First navigation with wireless muometric navigation system (MuWNS) in indoor and underground environments / Hiroyuki K. M. Tanaka (iScience)
C'est le même qui propose de faire de la cryptographie, et là, ce n'est pas une réussite.
Cryptographie
Voici une proposition pour partager des clés cryptographiques grâce aux muons d'origine cosmique. Et là, c'est le drame, ça m'a énervé. J'ai épluché l'article, à l'aune de mes maigres connaissances en crypto.
Les rayons cosmiques, un vrai sujet d'étude avec des énigmes non résolues...
Pour en savoir plus à propos des muons :
- Les muons / Cloudylabs : plein de photos historiques de détection, richement illustré et commenté.
- [2006] Élémentaire numero 3 spécial rayons cosmiques / CERN. Découvertes, histoires, explications, techniques de détection, etc.